LA VOGUE DE GIVORS (1847) Par
A. Peillon, receveur municipal à Givors 1er CHANT -
La confection des Pâtés de Vogue
Apollon, je t'implore, et ma voix t'en conjure,
Adoucis pour un jour de Pégase l'allure,
L'enfourcher un instant est mon désir bien vif,
Mais, mauvais écuyer, s'il est un peu rétif,
Vacillant sur l'étrier, à la moindre ruade,
Je dois craindre, à coup sûr, une dégringolade.
Daigne donc, Apollon, secondant mon effort,
Conduire sans sombrer ma nacelle à bon port,
Ou, si sur le Parnasse il faut faire naufrage,
Fais qu'en bon Givordin je m'en tire à la nage.
Le sujet du poème est d'ailleurs vaste et beau ;
II vaudrait le lutrin, si je valais Boileau.
Je veux chanter la vogue et ses jours de bombance,
Jours où le Givordin nage dans l'opulence,
Fait trêve à sa misère et narguant son ennui,
Ressuscite au bonheur quand leur aurore à lui.
Je veux chanter enfin cette grande semaine
Que le brûlant mois d'Août tous les ans nous ramène,
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La Vogue des écoles Gabriel Péri et Elsa Triolet (Bans)
Givors Bans juin 2002
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Le four de la ferme Matrat à Bans pour la cuisson
des pâtés de vogue.
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Semaine aux souvenirs plus gais et plus riants
Que sa sœur de Juillet aux stigmates sanglants,
Dont les débuts menteurs, singeant la tragédie,
Se changèrent bientôt en vile comédie,
Et dont l'anniversaire, depuis bientôt vingt ans,
Vient encore chaque année insulter au bon sens.
Mais pas de politique et célébrons la vogue.
N'allons pas toutefois, sur le ton de l'églogue,
Vanter ses plaisirs purs, ses amoureux ébats,
Le Givordin boit sec et ne soupire pas.
Huit jours, encore huit jours, et viendra cette fête,
Doux refrain que chacun à l'envie se répète.
Et déjà la fillette, à l'agaçant minois,
Essaie une Polka, le soir, en tapinois.
Une autre, sans égard pour sa docte modiste,
Donne un tour plus coquet à son col de baptiste,
Tandis qu'un marinier du ponton de Vally,
Débarqué ce matin, léger et sans souci,
Contemplant son gousset que le vide incommode,
Jure de faire à jeun sa plus prochaine mode.
Trois jours passent encore et le bruit grossissant,
Comme un flot courroucé va tout envahissant ;
Tel on voit Mardary dans ses terribles crues,
Grossir Piano d'abord, puis envahir nos rues,
Ainsi plus est prochain le grand jour solennel,
Et plus semble Givors se changer en Babel.
On ne travaille plus !... A quoi bon ? En revanche,
On tourne à la folie en attendant Dimanche,
Témoin mon papetier, aux trois quarts abruti,
Qui met sur son auvent: Papi par lô Pâtis.
Ailleurs, un vieux patron regarde dans la rue
Si la traverse tient, si la bise est venue.
Comma te portes-tu ? lui demande un ami,
II répond nez en l'air : Lô vint vodri parci,
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Voulez-vous un gigot? Le boucher d'un ton rogue,
Vous répond : repassez la veille de la vogue.
L'argument est logique et vous prouve à la fin
Qu'en attendant la vogue il faut mourir de faim.
Sur nos places, nos quais, sur toutes nos barrières,
Flottent aux trois couleurs d'orgueilleuses bannières,
Dont la noble mission est d'apprendre au pays
Que le beurre et les œufs ont quintuplé de prix.
Enfin, le samedi, ce grand jour vient d'éclore,
Et plus d'un givordin devançant son aurore,
A déjà reniflé le parfum d'un pâté,
Mélange d'œufs punais et de beurre gâté.
Mais d'où vient ce grand bruit et cette bacchanale,
De Loire ou d'Échallas la garde nationale
Viendrait-elle envahir nos paisibles foyers?
Aux armes, citoyens !... A vos postes, pompiers !
Mais non, remettez-vous d'une alarme aussi forte ;
Portez armes ?... et laissez défiler la cohorte
Des beautés aux bras nus, qui, depuis ce matin,
Rivalisent de gloire avec Masse et Satin.
Mais là, de Servonnet la porte de l'allée,
Vu l'heure matinale, est encore fermée,
Et l'obstacle imprévu trahissant son espoir,
Le bataillon serré campe sur nos trottoirs.
Saisissons ce moment pour passer la revue
Des pâtés, pèle mêle étendus dans la rue.
« J'en ai vingt, dit Fanchon, aux deux yeux de travers,
« Ils sont tous aux brignons, et pas piqués des vers !
« Pour moi, dit d'un ton fier la grande Joséphine,
« Tous les miens sont remplis de confitures fines.
« Moi, je n'en ai que huit, et je comptais sur neuf;
Dit la mère Goton, « il me manquait un œuf ».
« Pour moi j'aime le fort, dit Françoise la brune,
« J'ai piqué les miens d'ail et poivré chaque prune,
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Les pâtés de vogue avant la cuisson.
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« Mon homme a voulu même, afin qu'ils soient plus bons,
« Mettre à chaque pâté deux ou trois cornichons.
« Quelle horreur, dit alors la pimbêche Simonne,
« Ça ne m'étonne pas si ta pâte emboconne,
La Françoise répond : « Si quelqu'un pue ici,
« C'est ton gros nez camard et ton beurre ranci ».
La dispute s'échauffe et déjà par prudence,
On range les pâtés à plus grande distance,
Enfin les arguments s'approchaient du bonnet,
Quand, la porte s'ouvrant, apparaît Servonnet.
La troupe, en même temps, s'élance tout entière,
Mais la vieille Goton, qui boite et n'y voit guère,
Tombe dans le trajet, et comptant sur ses doigts,
Dit en se relevant : «Je n'en ai plus que trois ».
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Chacune vers le four alors se précipite,
A marcher en bon ordre en vain on les invite,
En flots tumultueux, tel on voit Mornantet,
Franchir en écumant la digue de Brottet.
Cependant un mitron qu'éveillé le tapage,
Se lève incontinent pour conjurer l'orage.
Il passe en toute hâte un léger caleçon,
Pose sur son oreille un casque de coton,
Et pour prendre du cœur et s'aguerrir, sans doute,
Prend une chique neuve et boit la fine goutte.
Puis l'air crâne et d'aplomb, le brave enfariné
Pénètre dans les rangs du sexe embéguiné.
Mais loin qu'à son aspect le boucan se termine,
Chacune crie alors : « Chut » au gâte farine,
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Qui toujours calme et digne, au milieu des houras,
Saute sur un pétrin et s'y croise les bras.
Tel quand Napoléon sur un champ de bataille,
Voyait autour de lui pleuvoir balles et mitraille,
Le petit caporal au plus fort du mic-mac,
Puisait dans son gousset sa prise de tabac.
Ainsi notre mitron, au courage héroïque,
Ferme sur son pétrin et tortillant sa chique,
Puis enfin éclatant, s'écrie en se cabrant :
Voli-vos vos quaisis ou me f..... lo camp.
A cet ordre du jour, le bataillon femelle
Sent faiblir son courage et refroidir son zèle,
Ah ! Ça, dit le mitron, que chocuna à son tor,
fite, sins dire un mot, son pâti dans lo For.
Ainsi fait, la Toinon, la première appelée,
S'élance d'un seul bond vers la gueule enflammée,
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Y jette, à tour de bras, un pâté jusqu'au fond,
Et fière, se retire en s'essuyant le front.
L'ordre des numéros appelle la Simonne,
Mais aux portes du four la Françon se cramponne,
Criant: «Je suis ici par mon droit d'abonnée,
« Et n'en sortirai pas sans avoir enfourné ».
A ces mots foudroyants Simone reste courte,
Et Françon, à sa place, au four lance une tourte.
C'est au tour de Goton qui, faisant un effort,
Prend du champ... une... deux... mais infortuné sort!
Le pâté va d'aplomb rouler dans la cendrière,
D'où revient l'aveugler une épaisse poussière.
Et la pauvre Goton dit, se frottant les yeux :
« Encore un de perdu, je n'en ai plus que deux ».
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Quel beau pâté de vogue!!!
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Enfin tout est lancé d'un bras plus ou moins ferme,
Et la porte du four sur le tout se referme.
Moins d'un quart d'heure après, grâce au zélé mitron,
Le four, bien différent de l'avare Achéron,
Rendait déjà sa proie... et l'on rend témoignage
Que justement se fit ensuite le triage.
Si ce n'est qu'à Goton, à la fin du travail,
II n'échut qu'un pâté puant à plein nez l'ail;
« Mais j'avais fait le mien, dit-elle, à la framboise ;
« Le mien l'aura baisé, dit alors la Françoise ».
Et la mère Goton aspirant son parfum,
Se dit : Ça sent bien bon, mais je n'en ai plus qu'un.
Puis chacune alignant son butin sur des planches,
S'en écrase la tète, ou s'en meurtrit les hanches:
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Et toutes l'air vainqueur, sous les regards jaloux,
Défilent en chantant : « La victoire est à nous ».
Mais ne les suivons pas, et sur d'autres spectacles
Reposons nos regards dans ce jour de miracles.
D'abord notre pavé sans boue et sans crottin,
Nous prouve que par là s'est promené Bourdin.
Et nos trottoirs, purgés de fange et d'immondices,
Attestent de Cognât les éclatants services.
Déjà nos hôteliers arborent pour drapeaux
Les débris rapiécés de tentes en lambeaux,
Témoignage vivant qu'à Givors, femmes et filles,
Portent haut le talent de manier l'aiguille.
Rossi, toujours fertile en rares inventions,
Promet pour nouveauté d'allumer ses lampions.
Puis. . . mais à tout compter, je ne pourrais suffire,
Et je termine enfin par tout bas vous redire,
Qu'à l'étal de Mancié pend le veau lauréat,
Qu'au Comice dernier Monsieur Sain couronnât.
A cinq heures sonnant accompagnons la foule,
Qui, sur le quai désert, en longs plis se déroule;
Écoutons les gamins fatigants les échos,
De leurs bruyants hourras et de leurs gais propos.
Mais soudain de la foule un cri part:
La Barquette! Dans les eaux de Flévieux, en effet, la coquette,
Doucement balancée au gré d'un vent léger,
Comme un cygne semblait sur les eaux voltiger.
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Zélé mitron!!
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Les Pâtés de Vogue, avant dégustation!!!
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Aussitôt, au signal donné par la vigie,
Notre fort Saint-Gérald ouvrant sa batterie,
Fait bondir ses vieux murs jusqu'en leurs fondations,
Et mêle son bruit sourd à nos acclamations.
Cependant la Barquette en louvoyant s'avance,
Portant à son grand mât le tronçon d'une lance,
Et l'on voit Gouverneur, à l’empeinte raidie,
Tourner l'anque, aborder en s'écriant : Tôtie!
Tel on voit à Toulon tout un peuple en délire,
De nos lointains succès glorieux messager,
Accourir vers le port, au signal qu'un navire,
Un laurier à son mât nous arrive d'Alger.
Ainsi notre Barquette à peine a touché terre,
Q'on saute à l'abordage à l'avant, à l'arrière,
Saluant de Descours le complet bataillon,
Depuis le fifre aigu, jusqu'au grave piston.
Mais l'âme de plusieurs soudainement s'attriste :
Four à chaux n'est plus là, ce grand viveur artiste,
Dont on fit l’épitaphe : « Ici gît Four à chaux !
« Ses amis furent vrais, son piston jamais faux ».
Mais passons..... car déjà les héros de la fête,
Alignés sur deux rangs et la musique en tête,
Attendent le signal que doit donner Poupon (1)
Pour défiler en corps à l'hôtel Cueilleron.
Oh! Qu’il est beau, Poupon! Lorsque dans la Grand’ rue,
Sa canne, dans les airs, vole à fendre les nues.
(1) Fils de Michel Collet' et de Marguerite Verzier.
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Quel calme et quel aplomb : Eut-il jamais d'égal?
Non ! la canne est pour lui bâton de maréchal.
Plus tard, les suivrons-nous, en quête de rasades,
Aux notables donnant de joyeuses aubades,
Dont chaque exécutant, faisant taire un hoquet,
S'élève à la hauteur du Concert Bilboquet.
Non ! Il est tard. Closons de ce grand jour l'histoire ;
Ma plume se fatigue à chanter tant de gloire ;
Et 'sauf meilleur avis, à ne vous rien cacher,
Je fais comme la vogue et je vais me coucher.
(FIN DU PREMIER CHANT)
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Joyeuses aubades!!! |
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20 février 2009 . yves.c@free.fr |