LA VOGUE DE GIVORS   (1847)

Par A. Peillon, receveur municipal à Givors

2éme CHANT

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Enfin, la voici donc cette grande journée,
Dont l'heureux souvenir vivra toute l'année ;
Le jour à peine luit que chaque Givordin,
Par le bruit du canon est éveillé soudain.
Sautant hors de son lit, du logis la maîtresse
Se hâte d'accourir à la première messe,
Afin de pouvoir mieux tous ses loisirs donner
Aux apprêts fatigants d'un monstrueux dîner.
Car qui donc, en ce jour, ne voit son domicile
Impunément violé par la bande indocile,
Qu'en honnête langage on nomme amis, parents,
Mais que j'appelle, moi, des ulcères rongeants.
L'on voit avec stupeur qu'une famille entière,
Chez vous, pendant trois jours, vient se mettre en fourrière.
Tandis que, plus heureux, vos fortunés voisins,
N'ont reçu qu'un grand-oncle et trois petits-cousins.
Il est vrai que voulant aussi fêter la vogue,
Le cher oncle est suivi d'un énorme boule-dogue,
Dévorant tous les jours, sans compter les mollets,
Trois kilogs de jambons et quatre de pain frais.
Mais, me répondrez-vous, de ce fléau terrible,
Comment se préserver? Est-ce chose possible ?
Faut-il donc s'enfermer et tirant le verrou,
Ne voir pendant trois jours que par un petit trou.
Ecoutez : je connais un bon propriétaire,
Qui, depuis vingt-cinq ans, pour se tirer d'affaire,
Annonce dès l'hiver, pour la fin de juillet,
Un voyage à Vichy qu'il n'a pas encore fait.
Mais sept heures déjà, c'est l'heure favorable,
Pour jouir d'un coup d'œil aussi neuf qu'agréable.
Hâtons-nous de courir vers le chemin de fer,
Là, gratis, un spectacle est offert.

Placés près de Colomb (1), le farouche Cerbère,
Regardons défiler par le débarcadère
De vrais originaux un curieux chapelet.
Le Musée, aujourd'hui, doit être au grand complet.
Enfin, sauf les décors, le lustre et la musique,
Nous pourrons voir ici la lanterne magique.
Voici venir d'abord un joyeux citadin,
Qui par an une fois redevient Givordin ;
En revoyant le Gier son âme est attendrie,
Il s'éloigne en chantant : Salut à la Patrie !
Ceci vous représente un sémillant canut,
Lovelace poussif, Céladon fourbu,
Vieux lion édenté du quartier de Fourvière ',
Le temps inexorable a blanchi sa crinière ;
C'est le fier étalon devenu vieux cheval ;
C'est le Carême, enfin, après le Carnaval,
Ce soir nous le verrons, de sa figure bête,
Et son sourire niais enlaidir notre fête.
Un grand dada, porteur d'un monstrueux melon,
Sur le trottoir glissant s'allonge tout au long,
Et la foule prétend que dans cette occurrence
Le plus melon des deux n'est pas celui qu'on pense.
« Maman, les gros bateaux ont-ils fait les petits »?
Demandent gravement deux canuts apprentis ;
Et leur pudique sœur, vierge de la Croix-Rousse,
Rougit, baisse les yeux, prend son mouchoir et tousse.
Mais, n'est-ce pas erreur? En croirais-je mes yeux?
Cette dame à panache, au ton si fastueux,
N'est-ce pas la Suzon, fille de la Jeannette ?
C'est bien elle, ma foi. .... mais sous cette toilette,
Qui la reconnaîtrait? L'habit, je le soutiens,
S'il ne fait pas le moine, du moins l'embellit bien.
(1) Colomb, agent de police.

*   *   *

Suzon, pour tout butin, sortant de son village,
N'avait que ses beaux yeux et son gentil corsage ;
Mais l'on s'enrichit vite avec de tels trésors,
Et l'on vient étaler sa fortune à Givors.
A quelles conditions Suzon échangea-t-elle
Son modeste tatin contre de la dentelle ?
La question n'est pas là, constatons seulement
Que le bien, quelquefois, nous vient en voyageant.
Mais pendant que Suzon trop longtemps nous occupe,
Nous laissons s'éloigner celle-ci dont la jupe,
Balayant le trottoir, me semble avoir des droits
A la célébrité de la Marion Dubois.
Bien des types encore nous restent à décrire:
Par exemple comment voir défiler sans rire
L'étrange procession de huit petits marmots,
Précédant leur maman, et timides pillots
Aux sourds mugissements que la machine pousse,
Accourir, effrayés, vers la voix qui les glousse.
Mais voici que Colomb, le poli guichetier,
Sans façon se dispose à nous congédier,
Et que d'un air bénin et la face paterne,
II verrouille la porte et ferme sa lanterne.
Aussi bien vers Givors hâtons notre retour,
Car déjà répondant à l'appel du tambour,
On voit quelques jouteurs en précoces toilettes,
Eblouir nos regards sous l'or et les paillettes.
Enfin chez Cueilleron les voilà réunis,
Les athlètes fameux, noble orgueil du pays ;
A leur air martial, à leur mâle visage,
On devine chez eux la force et le courage,
Et chacun les voyant est fier d'unir enfin
Au titre de Français celui de Givordin.

Vainement un frondeur que son humeur enflamme
Prétend qu'en plus d'un point on faiblit au programme,
Qu'ainsi quand au costume on ment pis que Begoin,
Après l'avoir promis uniforme en tout point.
Et cent autres lazzis que le programme attire.
Mais on répond à l'homme : « Ah ! ça ! vous voulez rire ?
« Car pourquoi voudriez-vous qu'à Givors, moins qu'ailleurs,
« Les programmes ne soient des effrontés menteurs.
« Consultez notre histoire, et surtout la moderne,
« Vous verrez qu'un programme est une baliverne,
« Et qu'au nôtre en donnant d'éclatants démentis,
« Nous suivons à Givors l'exemple de Paris ».
Mais, encore une fois, laissons la politique,
Et brisons ! Car déjà notre belle musique,
Aux bords de Mardary (1) s'étale en éventail,
Et des flots de jouteurs inondent le portail.
Le signal est donné, Poupon lance sa canne,
Qui dans les airs tournoie et dans le vide plane,
Puis retombant d'aplomb sur son nerveux poignet.
De nouveau rebondit et part en moulinet.
Cheminons avec eux, mais peut-être devrais-je
Vous citer quelques noms de l'imposant cortège,
Vous faire remarquer Gay, Pitrat et Constant,
A côté de Vally, Colombet et Prudant;
(1) Ruisseau de St-Gérald.

*   *   *

Mais non n'en citons point, ou bien tous qu'on les nomme,
Car dans la troupe il n'est pas un seul homme
Qui n'espère ce soir voir joindre son nom
A ceux de Bastia, Héraut, Jou, Bouchardon (1).
Précédons nos héros aux rives de la Gare,
Dont la foule déjà par tous les bouts s'empare ;
Jouissons un instant du spectacle nouveau
Que présente aux regards cet étrange tableau.
Différents de tournure autant que de langage,
L'habitant de la plaine et celui du Bouchage
Exacts au rendez-vous, mêlés et confondus,
Se sont, depuis une heure, à leur poste rendus.
L'impatient Dauphinois, plus matinal encore,
A traversé le pont au lever de l'aurore,
Tandis que, moins pressé, l'insouciant Luirard,
D'un pas massif et lourd arrive un peu plus tard.
Les prudents Grignerots, avant de faire route;
Ayant humé le blanc et tortillé la croûte,
Sur le champ de bataille arrivent frais, dispos,
Tandis que, derrière eux, les pâles Millerots,
Réduits toute l'année aux aloyaux de chèvre,
Arrivent affamés et se léchant la lèvre.
(1) Trois hommes forts qui joutaient le lundi. — Sauf Jou, dit l'Hercule, qui portait un poids de 40 kilogs au bout du bras.

*   *   *

Voici venir encore le troupeau Chalaron ;
Puis, enfin, Saint-Andéol qui dévalle Montrond.
Et bientôt au complet cette masse inquiète
Beugle qu'on tarde bien à commencer la fête.
Tel on dit qu'autrefois le belliqueux Romain,
Demandait à César le Théâtre et du pain.
Telle on voit aujourdhui, pour l'imiter sans doute,
La foule demander des pâtés et la joute,
Témoignage flatteur qu'il est entre Givors
Et l'ancien peuple Roi de glorieux rapports.
Traduire les patois que tout ce monde parle
Serait travail ardu, même pour Monsieur Marie,
Qui pourtant fît jadis un traité bien savant
Sur l'art de bien parler français en allemand.
Toutefois sa présence ici serait utile,
Car j'entends disputer sur ce mot difficile,
Faut-il, comme à Givors, dire : Lo Tabagno,
Ou simplement caisson, en style Grignerot.
La question, comme on voit, d'intérêt palpitante,
Exposée au soleil y devenait brûlante,
Quand soudain détonnant par un aigu canard,
Du début de la joute un piston nous fait part.
Deux valeureux champions déjà sont en présence,
Recouverts du plastron et brandissant la lance,
Ils volent l'un sur l'autre et tous deux entraînés,
Repoussés par le choc tombent désarçonnés.
Deux autres chevaliers ont part" dans l'arène,
L'un d'eux est étranger, on le regarde à peine,
L'autre, déjà célèbre, héritier d'un grand nom,
Le porte dignement, c'est Collet, dit Poupon.

A l'aspect des champions qui bientôt vont combattre,
En faveur de Poupon chacun sent son cœur battre,
Mais, hélas ! sort fatal : traitreusement touché,
Et piqué vers le sept. .. Poupon a trébuché.
Mais pour prouver à tous qu'il n'eut pas défiance
De cette trahison. . .. ressaisissant sa lance,
II fait au second tour, à son honteux rival,
Chèrement expier un trait si déloyal.
Car, chez Poupon, jamais le poison de l'envie
N'eut d'accès dans son âme, et les jours de sa vie
S'écoulent doucement, coupés par le travail,
Partie au cabaret, partie au gouvernail.
Mais voici que Constant apparait dans, la lice,
Nul ne fait plus beau jeu, nul n'a moins d'artifice,
Visant toujours au neuf, nonobstant son métier,
Qui pourrait l'enhardir à faire vitrier.
La palme du vainqueur jadis orna sa tête,
Et l'écharpe, ce soir, par le droit de conquête,
Pourrait bien entourer sous son brillant reflet,
Son buste de géant et son ventre replet.
Morguet le suit de près... On le dit jeune encore,
Tant mieux '......lorsque le jour est serein dès l'aurore,
II promet d'être beau jusques à son déclin,
Et Morguet a prouvé que l'enfant Givordin,
Profitant des leçons par ses aïeux données,
Pour, jouter n'attend pas le nombre des années.
Quelques luttes encore et Morguet atteindra
A la hauteur du prix qu'il dispute déjà.

Les Paillasses & la Philar - La Vogue de Bans 2002

La Vogue de Bans - Classe de CM2 Ecole Gabriel Péri - 2002

Prudant, agile et leste, entre dans la carrière (1),
Son coup d'œil prompt et sûr rend sa lance meurtrière,
Et maint coup mémorable a marqué pour Prudant
Parmi les forts jouteurs sa place au premier rang.
Pitrat eut l'an passé les honneurs de la lutte,
Ce succès ne fait pas présager une chute ;
Mais, ainsi que les flots, les destins sont changeants,
Et Pitrat, toujours l'homme aux vigoureux élans,
Me semble avoir perdu de sa fougueuse audace,
Et porter sur son front du désespoir la trace.
« Tel riait l'an passé, celui-ci pleurera ».
Proverbe qui pourrait être vrai pour Pitrat.
Mais quel est ce jouteur à puissante encolure,
Dont l'aspect imposant fait sourdre un doux murmure;
II s'élance d'un bond sur l'étroit tabagnot,
Et soudain sous son poids a fléchi le barquot.
Les jouteurs consternés en le voyant paraître
Ont deviné chez lui plus qu'un rival : un maître.
Et chacun le couvrant de son jaloux regard
S'écrie en frémissant : C'est le fameux Chicard (2) !!!!!!
Muse, recueillons-nous !. . . plus de style baroque,
Cessons pour un instant de battre la breloque ;
11 s'agit de chanter sur un ton plus sérieux,
Les hauts faits d'un jouteur cher au quartier joyeux.
Chicard sous le plastron, sans orgueil ni jactance,
Jette sur le champ clos un regard d'impatience,
Et trouve son rival dans son meilleur ami ;
Sur la rive opposée il reconnaît Vally.
(1) Le père Prudant était propriétaire de la carrière de pierre, en face du débarcadère de Givors-Ville.
(2) M. Pitrat-Petit, père de Mme Chomel

*   *   *

Au signal des patrons, sur la plaine liquide,
Les deux barques, soudain, prennent un vol rapide.
Un choc terrible a lieu... . Mais, debout, nos héros,
Des débris de leurs lances ont jonché les barquots.
Il faut une revanche a si belle partie,
Mais loin qu'au second tour la lutte soit finie,
C'est même résultat... Chaque lance se rompt,
Et ne laisse en leurs mains qu'un énorme tronçon.
Ainsi donc pour vider cette noble querelle
Est nécessaire encore une épreuve nouvelle ; 
Mais au troisième tour, par le destin trahi, 
Dans les eaux de la Gare a disparu Vally. 
Console-toi, Vally, c'est encore de la gloire 
Que disputer ainsi, pied à pied, la victoire ; 
Et, moderne Pompée, attaque dans Chicard 
Des jouteurs Givordins l'invincible César. 
Revenons à Chicard dont chaque coup de lance 
Emporte d'un rival la dernière espérance, 
Et qui, loin de faiblir sous le plus rude choc, 
Semble un géant taillé tout exprès dans un roc. 
En vain substituant à la force l'adresse, 
L'un d'eux, visant au sept, lui laboure la fesse, 
Tandis que risquant fort de manquer son plastron, 
L'autre, tirant au huit, lui rase le menton. 
Que peuvent à Chicard et la ruse et la feinte? 
Héros du tabagnot, sans peur comme sans crainte, 
D'avance ses rivaux sont admis vaincus. 
Il ne fait que passer, ils ne sont déjà plus. 

*   *   *

Telle on voit la vapeur, à fond de train lancée, 
Franchir comme un éclair d'Arboras la percée, 
Et broyer les débris d'un compotier d'émail 
Qu'un ouvrier, à dessin, a placé sur son rail. 
Ou tels on vit encore sur des plages lointaines, 
Nos soldats poursuivant.les hordes africaines,! 
Ne faire aux Marocains ni grâce, ni merci, 
Et joncher de leurs morts les rives de PIsly. 
Ainsi l'on voit Chicard sur le champ de la joute, 
Mettre tous ses rivaux en complète déroute, 
Et maître du champ clos ne le quitter enfin 
Que proclamé vainqueur du tournoi Givordin. 
Fièrement appuyé sur le fer de sa lance,
Vers les juges du camp bientôt Chicard s'avance. 
Et Pécharpe aux longs plis qui flottait au grand mât 
A passé dans les mains du premier magistrat. 
« Heureux d'être, dit-il, du pays l'interprète, 
« Recevez en ce prix..,,. Il est votre conquête. 
« Le courage et la force ont consacré vos droits !
« Qu'il rappelle à vos fils vos glorieux exploits ! » 
Et soudain aux bravos qui partent de la Gare 
Se mêlent les accords d'une immense fanfare, 
Et cent fois répété par l'écho de Gizard, 
A retenti ce cri : Vive le grand Ghicard !!!

*   *   *

Puis, au quartier joyeux, aussitôt parvenue,
Par mille acclamations la nouvelle est venue,
Et chacun va cherchant dans son fécond cerveau,
Les moyens de fêter un triomphe aussi beau.
L'un veut que de Barrot empruntant la carriole,
Elle serve au triomphe et qu'une farandole,
Entourant le héros et battant l'entrechat,
Promène dans Givors le vainqueur du combat.
L'autre veut que ce soir le suif et la chandelle
Inondent le quartier d'une clarté nouvelle,
Et qui, faisant pâlir le gaz de Montaland,
Fasse de notre ville un bol de punch flambant.
Un dernier veut enfin qu'un grand mât de cocagne
Rappelle de Chicard l'héroïque campagne,
Et que de nos neveux cet arbre respecté
Redise notre gloire à la postérité.
Mais ainsi qu'à la Chambre, on l'a pu voir naguère,
Si l'on bavarde bien l'on ne besogne guère ;
Et chacun fatigué de voir que son projet
N'a que la chance, hélas! d'un trop certain rejet,
A temps plus opportun tous les débats s'envoient, 
Et par acclamation, chacun, ivre de joie, 
Vote pour qu'à l'instant tout le quartier joyeux, 
Monte chez Siméon y rendre grâce aux dieux.
Et moi je monte aussi vers mon premier étage, 
Où m'attend le bouilli précédé du potage ; 
C'est vous dire, en un mot, et sans plus me gêner, 
Que je cesse d'écrire et que je vais dîner.
(FIN DU DEUXIÈME CHANT)

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