LA VOGUE DE GIVORS   (1847)

Par A. Peillon, receveur municipal à Givors

5ème CHANT

Ma foi, je suis en train comme un lundi de Pâques :
Ce proverbe n'est pas du style clergiaque,
Mais il est, à Givors, si souvent répété,
Qu'il a, depuis longtemps, conquis droit de cité.
Chercher à ce proverbe une étymologie,
Je n'ai, pour le moment, si folle fantaisie ;
Toutefois, consultant le sens et la raison,
Je n'ai jamais compris ce vulgaire dicton. 
Mais dire : « Je suis en train comme un lundi de Vogue »,
Chacun saisit alors clairement l'apologue,
Et comprend aussitôt que provient votre mal
D'une ribotte monstre ou d'une nuit au bal.
Le bal ! oh ! ce matin, je n'ai pour lui que haine ;
Hier, pour l'avoir trop vu, j'ai peur de la migraine.
La migraine aujourd'hui... Bon Dieu ! Préservez m'en,
Et de ne plus danser je vous fais le serment.
Voici donc le lundi, second jour de la fête:
Mais, bien qu'à le chômer dignement l'on s'apprête,
Ce n'est plus cette ardeur, présage du succès.
L'on veut bien du plaisir, mais sans courir après.
Il est déjà grand jour et la ville endormie
Est encore en état de pleine léthargie.
Le rappel bat en vain, les givordins sont las,
Et le bruit du tambour ne les réveille pas.
Toutefois, pour chasser la pâleur du visage,
Et pour tuer le ver, suivant l'antique usage,
Un groupe d'amateurs joyeux et matinal
Boit déjà le vin blanc au café Pitaval.
Puis, l'appétit venant, toute là troupe opine
Qu'il conviendrait de faire un tour à la cuisine.
Et bientôt Pitaval vient offrir à leur choix
Le melon Cantaloup et l'assiette d'anchois.
Mais voici de Descours toute la compagnie,
Qui, réveillée enfin, donne signe de vie,
Et qui, les yeux bouffis et gonflés de sommeil,
Peste contre Poupon, l'auteur de son réveil.
Le cortège est complet, à partir on s'apprête,
Et, comme à l'ordinaire, on met la queue en tête.
La queue... entendons-nous, c'est Ferroussat, patron,
Et quant au calembourg j'en demande pardon.
Ferroussat, tous les ans, jouit du privilège
De former, le lundi, la tête du cortège.
L'homme est digne du rôle et chacun est d'accord
Qu'on ne saurait trouver plus beau tambour-major.

Le défilé de la première vogue après la guerre de 39-45, avec les « vogueurs » givordins et les jouteurs. 
Musiciens : Fraysse, Baraud, Julien Grand, Michel Drevet, Marius Colombier.

Mais, pardon, n'ai-je pas oublié de vous dire
Qu'abdiquant, ce matin, tous leurs droits à l'empire,
Nos jeunes gens garçons seront, jusqu'à ce soir,
En faveur des maris, déchus de tout pouvoir.
Chaque tambour pliant sous le poids de sa caisse
Veut secouer en vain le sommeil qui l'oppresse.
Et le dos d'un moutard choisi par Sans Chagrin,
Sert de nouveau pupitre à son gros tambourin
Vous vanter les jouteurs qui forment le cortège
Serait, à mon avis, rien moins que sacrilège,
Et citer leurs noms seuls, déjà si glorieux,
C'est leur plus bel éloge et le plus digne d'eux.
Qu'ajouter à ces noms que le public signale :
Bastiat, Berthollet, Héraut, Richoud, le Mâle (1),
Bouchardon, Gouverneur et le célèbre Jou
Closant la procession avec le gros Pirou.
Quels mots exprimeraient l'intérêt d'une lutte,
Où les bravos suivront les vaincus dans leur chute,
Et dont tous les champions, orgueil de la cité,
Sont inscrits au livret de la postérité ?
(1) Eparvier dit « Le Mâle ».
Allez, jeunes jouteurs, allez pleins de confiance,
Apprendre de ces preux l'art de rompre une lance,
Et, grâce à leurs leçons, le superbe Givors
Perpétuera son nom de fort parmi les forts.
Mais pourquoi ces apprêts, là-bas dans la prairie ?
Que s'y passe-t-il donc? Quelle cérémonie
Y fait courir la foule? Est-ce monsieur Dugas
Proscrivant de son pré de trop galants ébas,
Ou qui veut, ce matin, y convoquant la vogue,
Y décerner un prix ou d'Idylle ou d'Eglogue ?
Mais, parbleu, le moyen de nous édifier,
C'est de suivre la foule et de nous avancer.
Peste, c'est du sérieux ! un gendarme s'approche,
Une main sur son sabre et l'autre dans sa poche.
Mais le héros tricorne à l'air de sommeiller ;
Je crois même (ô bonheur) que je l'ai vu bailler.
Et rien n'est rassurant, dans un moment d'alarme,
Comme le bâillement d'un brave et bon gendarme.
D'ailleurs, tout près de nous, voici Cognât l'agent,

Groupe de la Barquette à la vogue d’Ampuis (devant la Mairie). 
De gauche à Droite en haut : Marius Ravas, Georges Jasmin (Ampuis), Victor Fortuna, Vidal, Etienne Colombier, Brunel, Marius Colombier. Devant : Marcel Michalon et Campone.

Sachons ce qu'il en est, tout en l'interrogeant ;
Mons Cognât me répond : « Comment, nom d'une bombe,
« Vous ne reconnaissez pas le jeu de la Colombe.
« Vous n'avez donc pas lu le programme public
« Annonçant pour midi ce jeu tant soit peu chic ».
« Pour voir votre jeu chic comptez sur ma présence,
« Mais puisque jusque là j'ai deux heures d'avance,
« Vous daignerez permettre, inestimable agent,
« Qu'à vos préparatifs je ne sois pas présent ».
Un vif désir, d'ailleurs, m'attire vers la gare,
D'où la brise m'apporte une riche fanfare.
De la joute, aujourd'hui, je veux voir le bouquet,
Et donner un coup d'œil au jeu du tourniquet.
M'y voici, mais trop tard, car la lutte est finie,
Et la foule, lassée, aux trois quarts est partie;
A peine reste-t-il quelques jeunes vogueurs
Faisant du tourniquet les gracieux honneurs,
Mais savez-vous d'abord en quoi ce jeu consiste,
Non? Vous avez vu, sans douta, maint artiste,
Élève de Ravel ou de Madame Sacqui,
Dansant un entrechat sur un cordeau raidi ?
Et bien c'est même jeu, sauf cette différence,
Que la corde tendue à plus grande distance
. Traverse notre Gare et que le prix revient
A celui qui, sans choir, jusqu'au bout se soutient.
Peu facile est alors, vous pouvez le comprendre,
De pouvoir, sans tomber, à l'autre bout se rendre.
Au surplus, de ce jeu l'unique et seul danger
Est de boire un bouillon si l'on ne sait nager.
Ce jeu, tout récemment importé de Provence,
De réussir chez nous n'a qu'une faible chance,
Et j'offre le pari que, dans trois ou quatre ans,
Le jeu de Tourniquet aura vécu-son temps.
Oh! Parlez-moi plutôt du noble tir à l'oie.
Symbole, pour Givors, d'allégresse et de joie!
Voici, là, rassemblés sur noire grande place,
Dix à douze coursiers issus de noble race,
Qui, les naseaux fumants et le regard altier,
Pétrissent le pavé de leurs sabots d'acier.
Les apprêts sont finis. Victime dévouée,
L'oie au cordeau fatal aussitôt est nouée,
Et la foule acclamant de ses dix mille voix,
Laisse la place libre aux héros du tournois.
Constant, le gros Constant, couvert de son armure,
Apparaît le premier sur sa fière monture.
De son dextre coursier l'éloge est dans le nom,
C'est l'illustre Boret de la mère Freton.
Qui de nous ne connaît cet animal superbe
Dont la réputation est passée en proverbe,
Et qui descend, dit on, du célèbre Roussin,
Que le roi d'Yvetot montait chaque matin.
Place! Place à Poupon dont l'épais Bucéphale,
Par son obésité plus que phénoménale,
A l'air non d'un cheval, mais bien d'un éléphant,
Dont Pierre la Barquette a fait un faraman.

La Barquette à la fête de Saint-Jean-de-Toulas.  1984

Chicard, son tour venu, s'élance dans l'arène,
Sur son cheval fougueux qu'il maîtrise avec peine,
Et la foule, soudain, par un cri triomphal.
Fête, de Parichon, le célèbre cheval.
Célèbre, allez-vous dire, en quoi donc est célèbre
Ce cheval assez laid ? Est-il fort sur l'algèbre?
Ou bien a-t-il puisé la science et l'esprit
Dans les doctes leçons de quelque Franconi.
Ce bidet qu'on stimule à l'aide d'un gourdin,
Est l'un des fiers coursiers de l'omnibus Bourdin,
Qui, quatre fois par jour, quelque temps qu'il advienne,
Court de Vienne à Givors et de Givors à Vienne. 
Vous montrerai-je encore l'alezan de Barrot, 
César de la charrette, Ajax du tombereau, 
Qui jamais n'a bronché sous son lourd véhicule, 
Et de nos limonniers est surnommé l'hercule. 
Voici venir encore de Jangot le fallet. 
Mais assez de chevaux, finissons, s'il vous plait. 
L'oie, au cordeau tendu fortement attachée, 
Malgré tous les efforts ne peut être arrachée, 
Et chacun à son tour voulant tenter l'assaut, 
N'imprime au batafi qu'un violent soubressaut. 
Toutefois de Chicard une épreuve nouvelle, 
Sous son poignet de fer fait rompre une ficelle. 
Une autre rompt encore et Gay, qui vient après, 
Voit son dernier effort couronné de succès. 
La tête de l'oiseau sauveur du Capitule, 
Victorieux trophée et glorieux symbole, 
Est piquée aussitôt au bout d'un échallas 
Et portée en triomphe au milieu des houras. 
La troupe entière suit et cette cavalcade, 
Sur la place et les quais poursuit sa promenade, 
Puis se rend, à la fin, à l'hôtel du Midi, 
Où l'attend le dîner quelque peu refroidi. 
Moi, qui ne dîne pas et tiens à ma parole, 
Je cours au pré Dugas, ou bien plutôt j'y vole, 
Car je serais vexé qu'avant moi commençât 
Ce jeu chicocandard annoncé par Cognât. 
Bravo! Je suis à temps. Sur deux rangs alignés, 
Vingt beautés de Givors, par le sort désignées, 
Répondant à l'appel et, le cœur en émoi, 
Ne maîtrisent qu'à peine un innocent effroi. 
Dans un vase en cristal, la plaintive colombe 
A trouvé, pour une heure, une éphémère tombe.
Et déjà Mons Cognât, au zèle sans égal,
Aux branches d'un mûrier a pendu le bocal.
Le spectacle commence : Une gente fillette,
D'une balle d'ivoire armant sa main blanchette,

Animation d'un mariage au Stade de la libération (Alliendé).

Se place au point fixé: puis, à grand tour de bras,
Lance le projectile en avançant d'un pas.
Mais pour un résultat, que d'essais, que de peines,
Et même, disons-le, que de joyeuses scènes.
Faut-il vous en citer ; écoutez un instant,
Je serai vrai, d'abord, avant d'être plaisant.
La jeune Fanchette, pour se donner des grâces,
Déploie, en minaudant, son mouchoir à rosaces,
Mais chacun a souri car, déplorable erreur,
Elle étale le piat de sa petite sœur.
Vainement avertie aussitôt par Toinette,
Elle enfouit promptement l'objet sous sa toilette ;
Pas assez tôt, pourtant, pour empêcher Vally
De crier: Qu'un bocon! Y sient lo faur iqui.
Lui succède Cateaud aux formes athlétiques,
Et pesant net cent vingt kilogs métriques.
Elle trousse sa manche et montre un avant-bras
Plus gros et plus pourpu qu'un épais cervelas
Puis d'un poignet nerveux elle lance la boule :
Mais, à dix pas du.but, et contenant la foule,
Un gendarme innocent reçoit le coup fatal
Qui lui brise deux dents et le fait trouver mal.
« On peut se tromper de ça » hurle la grosse fille.
« Encore un coup! Plus qu'un! Passez-moi donc la bille
« Un gendarme, après tout, n'a pas besoin de dents,
« Et peut, quoique berchu, nous mettre encore dedans ».
Malgré le calembourg, le Jury de la fête
Repousse de Cateaud l'insolente requête ;
Et chacun aussitôt accourt près du blessé
Survivant pour les uns, pour les autres trépassé.
Mais Duchêne était là, et grâce à son ordonnance
Déjà le moribond a repris connaissance,
Et si, d'y voir très clair, le brave est empêché
Le docteur l'attribue à son œil droit poché.
D'ailleurs pour un soldat dételles cicatrices
Attestent à chacun de glorieux services,
Et, comme la Cateaud, finissons en disant :
Le fait est malheureux mais pas déshonorant.
Celle qui lui succède est la blonde Clarisse
Qui, prenant son élan, fait un faux-pas et glisse,
Roule sur le gazon. Serait léger malheur
S'il ne vous attirait plus d'un propos railleur.
Clarisse en fait l'épreuve entendant dire à Lise :
« Le bon ton, à présent, est d'aller sans chemise»;
Et la Marianne dit, en montrant ses mollets :
« S'ils ne sont pas très gros, ils sont au moins très vrais :
La Marion, à son tour, lance le projectile ;
Mais son effort est tel que son corset fragile
Fait soudain explosion et nous montre un contour
Que l'on ne montre pas d'ordinaire au grand jour.
Heureusement Cognât, ferme sur la morale,
Essaie incontinent, pour parer au scandale,
Et jette sur Marion, pleurant de désespoir,
En guise de manteau son tabaceu mouchoir.
Mais voici que Génie, figure espiègle et franche,
Arrive l'air mutin, et le poing sur la hanche,
Elle ajuste et soudain le bocal en éclats
A jonché de débris le sol du pré Dugas,
Mais, là-bas, paraissant de son succès honteuse,
La pauvrette a perdu sa mine si rieuse
Et sent se colorer d'un subit incarnat
Son teint qui, tout à l'heure, aspirait au blanc mat.
Bientôt le fils Peillon (1), conseiller-commissaire, 
S'emparant gravement d'un riche nécessaire, 
S'approche, tout ému, du séduisant vainqueur 
Et remet en ses mains le galant prix d'honneur. 
Puis, l'heureux Conseiller implorant de la belle 
La plus douce faveur qu'ambitionné son zèle, 
(1)L'auteur.

La Barquette animant la foire de Saint-Jean-de-Maurienne.

II cueille sur son front serein et radieux 
Un de ces longs baisers qui transportent aux cieux. 
A toute la cité, triple salve de boites 
I Proclame incessamment Génie la plus adroite. 
Et l'orchestre lui-même enflant sa grosse voix 
Entonne l'air guerrier de la Robin des bois. 
Mais ce n'est pas assez: tout le corps de musique, 
Interprète galant de l'opinion publique, 
Décide qu'à l'instant, comme garde d'honneur! 
Il servira d'escorte au féminin vainqueur. 
Sur un bayard boiteux on place l'héroïne 
Que la gloire grandit et la joie illumine, 
Et quatre crocheteurs élevant le brancard 
Emportent sur leurs dos le nouveau Corbillard. 
On part et Sans Chagrin dans sa vive allégresse 
S'escrime si drument sur la peau de sa caisse 
Qu'il la crève à la fin; mais ne s'arrêtant pas 
Sur le dos d'un voisin il marque encore le pas. 
Tels on voit des conscrits, le grand jour du tirage, 
Au son des instruments parcourir leur village, 
Ainsi font aujourd'hui nos galants Givordins 
Étourdissant Génie de leurs bruyants refrains, 
Et moi-même, lecteur, je me mets à la file; 
Mais arrivé bientôt devant mon domicile 
J'esquive le cortège, et je rentre au Bercail 
Alléché par l'odeur d'un gigot piqué d'ail.

(FIN DU CINQUIÈME CHANT)

Photographies La Barquette - Collection privée  - Jacques Colombier 

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