LA VOGUE DE GIVORS   (1847)

Par A. Peillon, receveur municipal à Givors

6ème CHANT

Un de mes bons amis, d'humeur gaie et folâtre,
Grand amateur surtout des plaisirs du théâtre,
Prétend que son plaisir n'est jamais si complet
Que lorsqu'il prend sa place, avant l'heure au parquet.
Là, dit-il, étendu dans ma large stalle,
Quand mes regards curieux ont parcouru la salle,
Les yeux demis fermés je rêve doucement
Au plaisir que promet un spectacle charmant.
Mais sitôt qu'on commence une secrète alarme
Vient assaillir mon cœur et détruire le charme,
Je m'écrie : Oh ! C’est beau! Mais une voix, soudain,
Me répond : oui, c'est beau, mais le beau c'est la fin.
Tel encore mon regard contemple avec délice
Le magique bouquet d'un grand feu d'artifice ;
Mais le temps d'y penser et tout a disparu.
Plaisir qu'on prend vaut moins que plaisir attendu.
Mon ami disait vrai : Le plaisir c'est l'envie ;
Ce n'est plus le bonheur des qu'on se l'approprie.
A la jeune Anaïs demandez-le plutôt :
Elle, qui nuit et jour ne rêvait que manteau,
En possède un enfin ; mais aussitôt la belle
Prétend qu'est bien plus beau un camail de dentelle.
Demandez à Gros-Jean qui n'enviait jadis
Pour le jour des Rameaux qu'une veste en Cadis,
Et qu'on voit maintenant, les jours de grande fête,
Habillé de ratine et le castor en tête :
« Halte-là! Mons l'auteur. Vous fichez-vous de nous?
« Et pour de francs nigauds, parbleu, nous prenez-vous ?
Qu'est-ce donc, cher lecteur? Quelle mouche vous pique
Et vous rend, ce matin, d'humeur peu pacifique?
« Parbleu ! ce n'est que vous, sec et verbeux rimeur
« Qui depuis trop longtemps, sur un ton sermonneur,
« Nous débitez à froid, sans que cela finisse,
« Un tas de vérités dignes de Lapalisse.
« Dites-nous donc crûment, et cela vaudra mieux,
« Que, s'il vivait encore, Adam serait très vieux.
« Ou bien affirmez-nous comme chose certaine
« Que l'Empereur est mort à l'île St-Hélène.
« Apprenez-nous enfin! »...arrêtez, arrêtez,
Et calmez-donc, lecteur, vos nerfs trop irrités.
Je ne dirai plus rien puisqu'à ce point mon style
Fouette votre sang et chauffe votre bile.
Aussi bien le sujet de mon sixième chant
Est encore à trouver, et j'allais le cherchant,
Quand, par votre sortie impolie et cruelle,
Vous y donnez, vous-même, une fin naturelle,
Eh bien, embrassons-nous et que tout soit fini,
En vous prenant au mot voué seriez trop puni,
Car vous devez avoir en votre gibecière
Une muscade encore et plus d'un tour à faire.
Fiat volontas tua, trop aimable lecteur,
Mais à la condition de votre bonne humeur,
Je disais donc, je crois, qu'un lundi soir de vogue
Si chacun semble avoir un air maussade et rogue
C'est qu'hélas ! On se dit: II n'est plus de délais
Et ce soir va sonner l'heure de Rabelais,

Photo prise sur la place Carnot, à l'intersection de la rue Salengro et de la rue de la République. Le corps des sapeurs pompiers pose en grande tenue devant la Société Coopérative d'Alimentation, qui bien plus tard laisera la place au magasin Touteco, puis actuellement à la banque LCL.

Le moyen d'être gai quand tout semble vous dire :
Tout est fini ce soir, il faut cesser de rire,
Un ancien Givordin éloquemment a dit :
La vogue n'a qu'un jour et c'est le samedi.
L'Aphorisme est trop vrai. Toutefois sur nos places
Le sexe Givordin étale encore ses grâces.
Pas décès gros soupirs, ne gémissons pas trop,
Et pour nous égayer essayons un galop.
Mais oui j'étais un fou: la vogue existe encore.
Voyez ces frais minois que le plaisir colore,
Hier galopait-on mieux ? Est-ce qu'on pirouettait
Avec plus d'abandon, cambré sur un jarret.
La foule moins nombreuse agrandissant l'arène
A son aise chacun y Saute et s'y démène
Sans craindre de meurtrir un mollet trop voisin,
Ou de froisser les plis d'une robe en satin.
Impatient d'ajouter aux exploits de la veille
L'homme fuarde déjà son chapeau sur l'oreille,
Promène sur le bal son regard fascinant
Et se donne les airs d'un moderne Don Juan.
Puis soudain grimaçant ce qu'il croit un sourire
II tend sa main étique à la géante Elvire
Et fier de son succès, d'un air conquérant
Plus rude qu'un Péssiau se place au premier rang.
« Un cavalier tout seul » A ce cri de l'orchestre
Notre homme s'élançant n'a plus rien de terrestre,
C'est un Rataperme au val lourd et massif »
Poussant autour de nous un râlement plaintif.
Plus d'un croit même entendre à cette voix plaintive
Le sifflet enrhumé d'une locomotive,
Si bien qu'un bon paysan s'écrie avec effroi :
« Débarrassez le rail on entend un convoi ».
Mais la plus courroucée est sa brave danseuse
Qui se voyant en butte à la foule railleuse,
De son nerveux poignet empoigne le galant
Et le jette applati sur le sable mouvant.
Mais le guidon par terre, à l'envie chacun blâme
Le procédé brutal de l'irascible dame.
Et la foule entourant le malheureux vestris
Avec un cri d'horreur ramasse ses débris.
Détournons nos regards de champ mortuaire,
Et qu'à ce grand héros la terre soit légère,
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II faut bien l'avouer, plus d'une collerette 
N'a plus du premier jour la tournure coquette, 
Et le nœud de ruban à l’onduleux repli 
Pend sur plus d'un bonnet, incolore et flétri. 
Mais qu'importé, après tout : le plaisir et la danse 
Exigeât-il jamais le luxe et la dépense. 
Et la fraîche Julie en jupe de coton 
Danse-t-elle moin bien le joyeux rigodon. 
Si le luxe pourtant a. le don de vous plaire, 
Voici, tout près de nous, de quoi vous satisfaire : 
Examinez ce groupe où l'or et les diamants 
Projettent à l’entour leurs reflets chatoyants. 
Mais, me répondrez-vous, ce sont des villageoises. 
Villageoises, c'est vrai, mais aussi Dauphinoises, 
Et ce cercle brillant comme une chose d'or 
Nous arrive, à coup sûr, du pays Ternaysor.
Fille du Dauphiné qui de calcul se pique
Se pare dans un bal ainsi qu'une relique.
On dirait qu'à l'instar de l'historique veau
Elle attend des mortels un hommage nouveau.
Chaîne à quadruple rang, montre en or, pendeloque,
Sont les moindres joyaux de sa riche défroque
Si bien que par ce mode et grâce à ses bijoux
Elle voit auprès d'elle affluer les filous.
Oh ! Que j'aime bien mieux la grosse chalaronne,
Avec ses bas de laine et sa robe en cotonne,
Qui pour se mettre à l'aise dans un menuet
Retrousse son jupon et lâche son corset.
Mais pardon, hier déjà toute notre soirée
A contempler le bal fut, je crois, consacrée,
Donc, si vous m'en croyez, nous en resterons là.
C'est assez de galop, valse, danse et polka.
Qu'annoncent donc, Grand Dieu, ces placards gigantesques
Si bien enjolivés de fleurons, d'arabesques ?
Est-ce Monsieur Jayr, notre aimable préfet,
Sur du papier rosat publiant un décret,

Restaurant Villard, à Bans. Cette table était très réputée à Givors, mais aussi dans tout le Lyonnais. Classards en goguette, autorités chargées de la conduite des opérations du conseil de révision, anciens élèves, vogueurs, musiciens, professionnels de tous corps de bâtiment, avaient coutume de s'y retrouver "dos au feu, ventre à table". Ne disait-on pas alors qu'à Givors "Au travail, on fait ce qu'on peut, à table on se force".

Ou bien Maître Bazin (1) prend-il la fantaisie
D'illustrer sur nos murs ses exploits de saisie.
Eh! Non, rien de cela. C'est de Monsieur Dubost
L'annonce pour ce soir d'un spectacle nouveau.
« Comment, exclamez-vous, à Givors, un spectacle »
Oui, mon cher, et ce soir vous verrez ce miracle
Givors a son théâtre où l'on joue opéra,
Vaudeville, tableau, Drame, et cœtera.
Et tenez, jugez-en: fut-il jamais affiche
En style plus pompeux, en promesses plus riches ?
Elle n'a qu'un défaut : C'est d'être en son entier
Plus grande que la salle y compris le foyer.
Jadis les Givordins, en fait de Comédies
Connaissaient de Guignol les vieilles rapsodies
Dont les joyeusetés empruntaient au patois
Leur esprit au gros sel et quelque peu grivois.
Mais Désombrage vint et Givors put connaître
Sans se déranger trop, l'œuvre de plus d'un maître.
Le débraillé Bazan, le bâtard Antony,
Buridan, Orsino, le farouche Hernani
Et bien d'autres encore, jusqu'au sonneur aveugle ;
Bref toute la légion qui mugit et qui beugle
Et rouge de plaisir, après coup d'œil émis,
Comme arbitre du camp je criais : Elle a pris.
Beau marqueur se gonflait, plein de son importance
Et l'art de bien buller était une science.
Il me souvient de vous, Rochette et Pousse ton feu
Qui si bien connaissiez le Code de ce jeu.
Et vous leur digne ami, Noble et brave Turenne
Que jamais je n'ai vu succomber à la peine,
D'aller chercher la boule et rejeter le but,
Qu'il était beau le temps où mon cœur vous connut.
(1) Huissier.
Vingt-quatre fois par an au Théâtre Dubost
Hurlant l'alexandrin de Dumas et d'Hugo.
Heureux lorsqu'à la fin d'une longue soirée
On nous gratifiait (faveur inespérée)
D'un gaillard Vaudeville où papa Bilboquet
Venait nous dérider par son joyeux caquet.
Mais bon Dieu ! qu'ai-je lu? ce soir, la Favorite:
Musique très nouvelle, à Givors inédite.
La Favorite... Eh bien, mon cher, qu'en dites vous?
« Parbleu que de Givors, Paris sera jaloux
« Et que ce j'irai voir si l’ut de poitrine
« Est pleinement donné par la Stolz Givordine »
Soit, mais en attendant l'heure du rendez-vous,
Nous avons, ce me semble, une heure ou deux à nous ;
Allons les dépenser vers le débarcadère,
Nous devons y trouver ample moisson à faire
Et pour l'observateur le départ de ce soir
Ne peut-être, à coup sûr, qu'intéressant à voir.
Gare ! Gare là-bas ! à ce cri de la foule
Préservons nos mollets du contact d'une boule.
Nous sommes aux Brotteaux et ce tireur là bas
Par mégarde pourrait meurtrir nos tibias.
Ah ! Voici le conchon vagabond et farouche
Avec chaque joueur décoré de son ouche
Et puis le galichet, l'un des plus charmants jeux
Si l'on ne risquait pas de s'y crever les yeux.
Qu'est devenu le temps où ces jeux populaires
Dans les plaines de Gier faisaient courir nos pères?
Où, quand un bon joueur avec grâce paumait,
Chaque spectateur de plaisir se pâmait.
Moi même, il m'en souvient, de plus d'une partie
Où, seul juge du camp, je formais galerie

Restaurant Gentil 51 bis, rue des Plaines (Rue Jean Ligonnet)

Mais chut ! Du château d'eau, je crois, tinte la cloche,
Signal officiel que bientôt l'heure approche;
Et voici de Bourdin l'élégant omnibus
Avec ses trois bidets farcineux et fourbus.
Ah! Voici deux mamans d'assez gente tournure
Mais pliant sous un poids qui gêne leur allure.
Bonne mère jamais n'oublie ses enfants
Et leur cabas contient dix pâtés et cinq flancs.
Voici venir à nous une bande joyeuse
Ayant bien fait la vogue et s'en allant heureuse,
A ces teints colorés tirant sur le vermeil
Souhaitons, en chrétien, douze heures de sommeil.
Voici trois grands gaillards amis de la bamboche
Emportant six pâtés dans leurs mouchoirs de poche
Le mode est excellent pour qu'aucun indiscret
Ne vienne imprudemment aspirer leur reflet.
En effet, ces mouchoirs, aux lessives rebelles,
Étalent aux regards de chroniques morvelles
Dont les dessins divers luisent à la façon
Des lignes qu'en rampant trace un colimaçon.
Après eux apparait une famille entière :
Six filles, cinq garçons et la maman derrière ;
Tout cela marche au pas, aligné sur deux rangs
En se donnant les airs de petits conquérants.
Conquérants en effet, l'aîné d'une trompette ;
Le cadet d'un tambour, l'autre d'une raquette,
Ceux-là forment l'orchestre et le soir, jeunes sœurs
Suivent, poupée en main, comme de fiers jouteurs.
Mes yeuk se trompent-ils! Et non, c'est Désombrage
Arrivant de Lyon avec armes et bagage.
Sans être tout à fait la perle des ténors
Désombrage et pourtant le Duprez de Givors.
Et ce titre pompeux ne suffisant encore
A la soif d'ambition qui le brûle et dévore,
Peintre, décorateur, souffleur et directeur,
Son droit s'étend à tout, même à celui d'auteur.
Et plusieurs fois déjà couplets et chansonnettes
Dont il était l'auteur, ont grossi ses recettes.
Mais ne l'arrêtons pas, laissons le partir ;
Le temps lui manquerait pour s'aller allestir

La Vogue de Bans
Saint Pamcrace, dont le martyrologue romain établit la fête au 12 mai, fixait la date de la vogue de Bans. Ce martyr phrygien, né en 290, mourut à Rome durant la persécution de Dioclétien, alors qu'il n'était âgé que de 14 ans.
Il est, avec Saint Mamert et Saiin Servais, un des saints de glace dont les fêtes passent pour être souvent accompagnées de froid.
La vogue de Bans, à l'image de toutes les fêtes votives du passé, tenait à la fois du sacré et du profane. Des messes se déroulaient le matin, à l'issue desquelles chacun emportait son paté de vogue.
On pouvait aussi y goûter les premières cerises, qui étaient vendues montées en épi sur un bâtonnet. Si les enfants en étaient friands, ils n'étaient pas moins intéressés par les canards siffleurs qui, accompagnés d'un peu d'eau, gazouillaient aussi agréablement qu'un rossignol!
Et nous même voyons si c'est mesure sage
D'aller, avant souper, entendre Désombrage.
Ou si mieux vaut avant déguster un pâté.
Cet avis prévalant à l'unanimité
J'opine pour qu'ici madame Vial nous serve
Cette tourte aux brignons qu'elle tient en réserve.
La tourte est apportée au milieu des hourras
Et soudain maître Vial s'armant d'un coutelas
Distribue à chacun la pâte mordorée
Que recouvre et blêmit une poudre dorée.
Avec cela deux pots de petit bourguignon,
Et si nous soupons mal nous aurons du guignon.
Ma foi vive la vogue et sa pâtisserie.
Quelqu'en soit l'inventeur, son heureuse patrie
Aurait dû jusqu'à nous conserver son beau nom
Et le graver sur marbre aux murs du Panthéon.
Puis ce petit clairet de bourgeoise origine,
C'est comme du velours vous brossant la poitrine,
Au point que si Chaumier de mon avis fait cas
II n'aura d'autres plans dans ses vignes de Gras.
Encore une vertu : loin de faire voir trouble,
Ce vin, à chaque coup, me montre l'objet trouble,
Par exemple je vois venir Colomb
Comme un hideux géant ayant dix pieds de long
Et chopine de plus l'ex gendarme Brosse
Si fluet ce matin deviendra un colosse.
Eh bien ! Quoi faut-il partir: Eh bien ! Partons, tant mieux
Sans doute le grand air nous rouvrira les yeux,
Et la Prima donna qu'il faudra que je lorgne
Trouverait impoli de l'être par un borgne.
D'ailleurs il faut entendre avant que d'applaudir
Et ma foi, dans cet état, j'aimerais mieux dormir.
……………………………………………
……………………………………………
Tenez, je sens déjà que l'air pur de la gare 
Vient m'éclaircir la vue et de mes sens s'empare. 
Encore quelques instants et le souper de Vial 
Ne sera plus pour moi qu'un souvenir banal. 
Et puis passer, dehors une soirée entière 
Est un événement qui, de toute manière, 
Exige de ma part plus d'un préparatif
Que je vais régler seul d'un pas leste et hâtif. 
D'abord de mon logis dépourvu de portière 
Prudemment il me faut prendre la loquetière, 
Puis ma boîte à cigares et ma badine enfin 
Indispensable aux doigts du lion givordin. 
Ainsi donc à bientôt, au café du Commerce 
Où mettant du vieux rhum une bouteille en perce 
Nous nous alestirons pour aller au Canal 
Applaudir de Paultier un jeune et beau rival.

(FIN DU SIXIÈME CHANT) 

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